Le Portrait du mois : Marthe

Exercice de style différent ce mois-ci pour vous présenter Marthe. J’ai eu la chance de rencontrer un cousin éloigné qui m’a confié une copie du « Nouvelliste de Sidi Chérif », qui relate l’installation de la famille de Marthe en Tunisie entre 1894 et 1895. Découvrons par ses yeux d’enfant cette nouvelle vie.


La traversée de Marthe

Le grand jour est arrivé. Nous voici parti vers une nouvelle maison. Sur le pont du Ville de Tunis, je regarde Marseille s’éloigner. Papa et Maman sont aussi sur le pont. Louise a les yeux qui papillonnent de fatigue. Du haut de ses 3 ans, elle ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe. Paul et Antoine se chamaillent encore. Papa les gronde et rappelle à Antoine de se tenir droit. « Redresse-toi, tu vas être bossu ! Et arrête de cligner des yeux tout le temps ».

La traversée n’est pas très longue, mais bien plus que nos balades sur l’étang du parc de la Tête d’Or.

Nous arrivons à Sfax, le seul port capable d’accueillir le Ville de Tunis, sur lequel nous avons fait la traversée. Maman nous appelle, et veut que nous restions bien autour d’elle. Loulou est dans les bras de Mademoiselle et Marguerite me donne la main. Je suis heureuse que notre nourrice soit venue avec nous. C’est comme si le Greillon était lui aussi venu.

Oh Henri nous attend à la descente du bateau ! Je lâche la main de Guiguitte et cours vers lui. Cela fait des mois que je ne l’ai pas vu !

« Comme tu as grandi » me dit-il du haut de ses 18 ans « quel âge as-tu maintenant ? » « Voyons Henri, as-tu oublié mon anniversaire ? Je vais avoir 11 ans dans un mois ! » Il s’amuse à me décoiffer avant de saluer nos parents et nos frères et sœurs.

« Tu as changé » constate papa « tu es devenu un homme » M. De Prandière le confirme « Il le faut, pour défricher et construire le domaine. »

Voilà Papa et Monsieur de Prandière en pleine discussion sur le domaine, pendant que Henri discute avec Paul et Antoine, trouvant ce dernier très changé en à peine un an.

La Maison

Après avoir récupéré nos bagages, nous nous sommes rendus à notre nouvelle maison. Papa dit qu’elle est à côté de Sainte Marie du Zit, sur la plus haute colline entre deux ruisseaux : l’oued Bagra et l’oued Zitt.

Sainte Marie du Zit Tunisie

Enfin, elle est apparue devant nous. Qu’elle est grande ! Ses hauts murs de chaux blanche resplendissent au milieu de la végétation. Nous traversons des champs d’orge et un verger plein de fruits en formation.

Henri nous ouvre les portes de la maison. Guiguitte et moi nous précipitons à l’intérieur, pressées de découvrir notre nouvelle habitation !

Nos pas résonnent sur les carreaux de ciments, qu’il fait bon dans la maison ! Nous ouvrons toutes les portes, à la recherche de notre chambre. Incroyable, chaque pièce fait la même taille, et elles ont chacune deux fenêtres.

Sidi Chérif

Après un repos bien mérité, nous faisons le tour du domaine. Que d’animaux ! cela change de la vie à Lyon ! Avec Marguerite et Mademoiselle, nous nous sommes amusées à compter le bétail : 4 chevaux, 2 ânes, 5 vaches, 1 taureau, 10 bœufs et 5 veaux ainsi que 48 brebis, 2 béliers. La basse-cour fut plus difficile à compter, les poules n’arrêtaient pas de fuir à notre vue ! Nous pensons en avoir 50 et environ 70 poussins. Sans compter le coq, les pigeons, les oies et les lapins…

Nous avons également traversé le verger, et mangé quelques fruits bien mûrs ! Quelle joie de voir ces orangers, mandariniers et citronniers en fleurs. Les cerises ne sont pas aussi bonne qu’au Greillon, et papa a demandé à notre oncle de nous envoyer les noyaux des fruits les plus beaux et bons pour les planter ici. En revanche, les pêches et les mech mech, comme on appelle ici les abricots, sont délicieux !

Il ne fait pas trop chaud dans le domaine de Sidi Chérif, grâce au vent constant. Nous avons pris l’habitude d’avoir toujours les cheveux attachés à cause du vent. Papa râle, parce que les moissons sont retardées à cause du vent. Tout s’envole !

La Maladie

Il parait que de nombreux colons tombent malades après leur arrivée. Antoine est malade, mais la fièvre commence à tomber selon Mademoiselle. Le Docteur est venu, il dit que Antoine va vite se rétablir.

Pourtant, la santé d’Antoine s’est dégradée brutalement. Le Docteur n’a rien pu faire. Le Père Reyboulet et l’un des directeurs de l’Orphelinat de Sainte Marie du Zit sont venus le veiller toute la nuit. Il est mort au matin.

Il a été enterré samedi matin. La cérémonie a eu lieu à l’église de Sainte Marie du Zit. Papa, Henri et Paul, les deux Pères du village, les directeurs et les enfants de l’Orphelinat, les ouvriers de Sidi Chérif et les métayers d’Oued Ramel ont composé le cortège. Maman, Mademoiselle, Marguerite, Louise et moi avons suivi en voiture.

Nous avions fabriqué, avec des feuillages et les fleurs de laurier rose. Les enfants de l’orphelinat et un métayer de l’Oued ont également fabriqué des couronnes et des croix en fleurs.

Nos oncles et tantes nous ont fait parvenir une couronne et une croix depuis Lyon. La tombe est bien plus jolie ainsi. Bien moins nue.

église ste marie du Zit tunisie

Nous sommes aussi tombés malade. En fait, il n’y a que papa et Henri qui ont échappé à la maladie. Il parait que Papa a eu très peur pour moi. J’étais tellement prise de fièvre que mon nez a commencé à saigner. Tout comme Antoine avant de partir. Il est parti à toute vitesse chercher le Toubib, comme on dit ici.

A leur retour, j’allais déjà bien mieux. Le Docteur dit que c’est à cause de l’eau du puits nouvellement creusé, de la vase qui a stagné et qui nous auraient tous rendus malades.

Loulou a eu le plus de mal à s’en remettre. Elle est encore si petite qu’elle ne voulait pas prendre de la quinine. Mais maintenant elle va mieux.

Marthe à la ferme

Les jours passent et se ressemblent.

Oncle Henri nous a fait parvenir une voiturette à âne. Tous les jours, nous l’attelons pour aller chercher du maïs dans les champs. Et nous revenons dans la basse-cour pour nourrir nos lapins et les poules. Il faut faire attention à bien fermer la porte, afin d’éviter que les cochons dévorent à nouveau les poussins et les œufs comme la dernière fois. Papa n’était vraiment pas content de perdre ses canetons de Barbarie.

Maman a organisé une grande tournée de lavage, avant le départ de la bonne. Ça nous a pris 4 jours entiers ! Nous sommes épuisées. 

Chaque dimanche, nous allons à la messe, mais pas en même temps. Il y a deux services, l’église étant devenue trop petite. Il paraît qu’ils vont bientôt construire une cathédrale. Mais je crois plutôt que c’est ce que papa qui nous fait une blague.

Nous avons aussi reçu une Sainte Vierge à installer devant la maison. Je me suis battue pour qu’elle regarde vers de la maison. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir satisfaite à chaque fois que je la vois. Quand je pense que mes frères et papa voulaient qu’elle regarde la plaine. Peuh.

Nous faisons régulièrement des balades dans la brousse, à la recherche des sources des oueds. Nous emmenons de quoi faire le repas et nous amusons à observer les oiseaux. 

Paul et Henri vont à la chasse au sanglier avec les gens du coin. Ils ramènent souvent des perdrix et des cailles à la place du sanglier.

Cet automne, nous avons passé quelques semaines à la mer à Hamman Lif avec Maman, Paul, mes sœurs et Mademoiselle. Quel bonheur de profiter des bains de mer, et d’oublier les accès de fièvre qui arrivent encore régulièrement. Heureusement que nous avons de la quinine, malgré son goût infect !

casino de hamman el lif tunisie

Les coutumes locales

Papa et Maman ont été invités par le Cheik à un repas. Il parait qu’ils ont tué un dromadaire en leur honneur. En rentrant, Maman nous explique leur repas : le fameux couscous ! Elle nous raconte comment les femmes pétrissent grossièrement de la farine avant de fortement l’assaisonner. Comment le cheik déchiquète la viande de dromadaire bouilli avant d’en donner les meilleurs morceaux à ses invités de marque. Mais elle nous raconte aussi les difficultés à avaler cette nourriture pour laquelle elle n’est pas habituée. Et surtout, aucun vin pour accompagner le repas, que du lait de chèvre et de l’eau conservée dans une outre en peau de bouc.

gourbi tunisie

Cette invitation était en réponse au repas que Maman avait servi il y a quelques semaines, après qu’un Arabe nous avait avertis d’un vol de récolte à Sidi Chérif. Les autorités ne plaisantent pas avec ça. Le lendemain matin, à 5h du matin, le Cheik était là pour mener l’enquête. Celle-ci a duré toute la journée et nous avions donc offert le repas au Cheik et à ses accompagnateurs. Au final, c’était l’arabe qui nous avait avertis du vol qui était le coupable…

L’année suivante, nous avons toutes et tous été invités à voir une fête arabe. Que les femmes étaient belles, parées de tous leurs atouts et de leurs bijoux ! Les chants, danses et coups de fusils ont duré toute la journée ! Quel plaisir à voir, dommage que papa n’a pas profité de ce moment, préférant garder la maison.


Il y aurait encore tellement de choses à dire sur ces deux années, parler des récoltes, du bétail, des sorties familiales. Mais cela donne plus de reflets à Augustin et Antoinette, les parents de Marthe, qu’à notre héroïne. Maintenant que ce récit est fini, il est temps de le relier aux autres récits de ce blog. Marthe est la belle-mère d’un fils de Rodolphe, mais aussi la petite fille de François GOBERT-BADOIL, objet du challenge UProg du mois dernier !

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